Réseaux sociaux : un espace de dialogue dangereux pour la société ?

En 1995, lorsqu’il créa Classmates. com, une plateforme en ligne simple ayant pour objectif d’aider les utilisateurs à retrouver leurs amis d’école, l’ingénieur américain Randy Conrads était loin d’imaginer qu’il allait changer l’histoire du Web, et plus largement celle de notre société, en inventant le premier réseau social du monde. La base du projet : mettre en relation des personnes physiques sur un espace de dialogue virtuel. Pari réussi !

Plus de 20 ans plus tard, selon une étude de We Are Social et d’Hootsuite, plus de 3 milliards de personnes, soit environ 40 % de la population mondiale, utilisent un ou plusieurs réseaux sociaux pour communiquer, se divertir et pour s’informer. En tête de peloton : Facebook avec 2,2 milliards d’utilisateurs, suivi de YouTube, WhatsApp et Instagram qui ont dépassé la barre des 1 milliard de personnes actives sur leurs réseaux.

La Toile est un espace ouvert dans lequel tout se commente, se partage, se sait, s’amplifie, se multiplie, se note, s’anonymise, se pseudonymise, se généralise et se partage à nouveau. De boucle en boucle, de répétition en répétition, la masse d’information créée par les internautes est telle que créer du contenu et ne pas passer inaperçu sur le Web est devenu une obsession pour beaucoup de marques, institutions et personnalités qui se noient dans ce flot constant de surinformation.

Pour attirer l’attention du public, le mot d’ordre est de faire le buzz. Dans une société où le quantitatif fait de l’ombre au qualitatif, où le « snack content » efface le « slow content », où les formats courts, dynamiques, simples et audiovisuels rendent les longs textes d’analyse « has been », où les médias digitaux enregistrent des audiences nettement plus élevées que les journaux et magazines papiers, le célèbre animateur de télévision et de radio Léon Zitrone résume l’état d’esprit égocentrique à avoir aujourd’hui pour capter de la lumière : « qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe, l’essentiel, c’est qu’on parle de moi. » La popularité en 2018, c’est d’éternuer à l’écran et de recevoir le lendemain des centaines de messages disant : « à vos souhaits mon cher ami. »

Mais qui sont ces milliards d’internautes actifs sur les réseaux sociaux ? Pourquoi plébiscitent-ils ces plateformes ? Quels sont les avantages, dérives et risques de ces espaces de dialogue ? Est-il possible et souhaitable de contrôler ces réseaux qui, dans un sens, conditionnent la vie en société ?

Insultes, diffamations, humiliations, agressions, propos racistes, sexistes, homophobes, complotistes, négationnistes, la liste de contenus indésirables présents sur la Toile est longue et s’agrandit de jour en jour.

Peu importe la forme finalement (vidéo, audio, image et texte), ce qui dérange, c’est le fond et la facilité qu’ont les internautes à accéder à ces publications. Si tout le monde s’accorde sur le besoin de freiner la prolifération des contenus haineux et des « fake news » sur internet, à ce jour, trop peu de solutions concrètes sont mises en place pour contrer ce phénomène inquiétant.

Dans ce contexte, de nombreux acteurs publics et privés s’efforcent de consolider quatre domaines stratégiques visant à rendre les réseaux sociaux plus lisses :

Accepter ou supprimer la publication d’un commentaire sur internet. Si certains comparent cette pratique à de la censure moderne, pour Jérémie Mani, PDG de Netino by Webhelp, l’entreprise leader en modération 2.0 en France, « il s’agit d’un réflexe légitime de brand safety. Toute marque qui ouvre un espace de dialogue y voit une belle opportunité d’échanger avec ses clients, prospects, consommateurs, abonnés… Mais il s’agit aussi d’un risque, celui de se faire insulter gratuitement ou diffamer. La modération consiste à permettre aux internautes de s’exprimer, y compris de façon critique, tant que cela est courtois et respectueux envers une marque ou le reste d’une communauté. »

Des mastodontes du Web comme Facebook tentent de renforcer leur efficacité en matière de modération, en vain. Le nombre de commentaires est beaucoup trop important pour que les modérateurs humains puissent les lire puis leur attribuer un verdict (acceptation ou refus de la publication), et l’automatisation de la modération n’est pas encore au point.

Seul un robot intelligent capable de contextualiser des commentaires, saisir l’ironie, comprendre les sous-entendus et lire entre les lignes pourrait « faire le job ». À ce jour, cette technologie n’existe pas. La mission est donc partiellement remplie, mais cela ne suffit pas.

Des cellules de renseignements généraux pour tout ce qui touche directement au maintien de l’ordre public voient le jour. Olivier Hassid, directeur conseil sécurité et sûreté chez PwC, explique : « les protecteurs du Net repèrent et suivent de près les profils à risque sur les réseaux sociaux grâce à des logiciels qui permettent, via l’encodage de mots-clés, de passer au crible tous les contenus publiés par ces utilisateurs ciblés. Les surveiller, c’est une chose. Agir en est une autre. Tout l’enjeu est de collecter et d’analyser ces informations virtuelles le plus tôt possible pour réagir dans la sphère réelle à temps. »

Gérard Collomb, alors ministre français de l’Intérieur, avait annoncé en début d’année la création de la Police de sécurité quotidienne (PSQ), une section qui aujourd’hui surveille ce qui se passe dans les rues de l’Hexagone notamment grâce à des caméras, et qui demain devrait utiliser l’intelligence artificielle pour connecter ses forces de police, ficher l’intégralité de sa population dont les visages des citoyens et garder un œil sur toutes les informations illégales et douteuses qui se partagent sur les réseaux sociaux. En attendant, en France, les médias sociaux et autres sites internet ne sont que sécurisés à moitié.

Quand nous parlons d’agressions ou de délits 2.0, « les sanctions ne sont pas assez importantes et de ce fait, elles ne dissuadent pas les internautes malveillants de commettre une cyberattaque » déplore Philippe Trouchaud, associé Cyber Intelligence chez PwC.

Si les lois s’endurcissent petit à petit en France, les sanctions actuelles restent disproportionnées par rapport aux dégâts physiques et/ou psychologiques réels causés sur le Web. À ce jour, toute personne repérant une anomalie suspecte sur la Toile doit faire remonter l’information auprès de l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) qui, dans le respect de la législation en vigueur concernant la confidentialité des données personnelles, traite la demande.

Pour les experts, ce système collaboratif basé sur le jugement subjectif des utilisateurs ne peut être une solution. L’automatisation de ces processus ainsi que l’analyse approfondie de tous les cas litigieux repérés par les Hommes et les machines nécessitent des ressources financières, humaines et technologiques qui ne sont pas disponibles à ce jour.

« Ce n’est qu’internet », « ce n’est pas si grave », « il faut prendre du recul », de nombreux internautes ne savent pas gérer les agressions sur le Web, ignorent que des lois et des organismes de protection existent, doutent de vers qui se tourner en cas d’anomalie repérée sur la Toile… Comme si subir une agression dans la vie réelle avait plus d’impact qu’une agression virtuelle.

Rappelons-le : une agression sur internet est un délit. Au-delà des milliers d’articles, vidéos, images, illustrations, débats et tables rondes organisés sur cette thématique pour sensibiliser la population aux dangers du Web, pour Mounir Mahjoubi, les grands acteurs du numérique comme les GAFA doivent se porter responsables des contenus diffusés sur leurs plateformes respectives.

Si aucun de ces quatre leviers ne semble être optimisé à ce jour, nous semblons cependant être sur la bonne voie. Il y a un peu plus d’un an, la Commission européenne avait incité certaines plateformes influentes sur le Web à examiner en moins de 24 heures les signalements de discours haineux dénoncés par leurs utilisateurs. Résultat de l’opération : 59 % des contenus signalés ont été retirés.

L’Allemagne de son côté durcit le ton avec une loi qui prévoit une amende pouvant atteindre 50 millions d’euros pour certains réseaux sociaux qui tarderaient à faire disparaître des contenus haineux. Même si ces actions restent symboliques, le message envoyé aux internautes est fort : sur le Web, il y a des règles, et il faut les respecter !

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